La plupart d’entre nous avons déjà vu du Keith Haring. Ses Radiant Babies ou ses petits bonshommes aux apparences joyeuses font partie de notre imaginaire visuel même quand on ne sait pas grand chose de l’artiste américain. Une des idées majeures de Haring, mort en 1990 à 31 ans, à l’instar de Léger ou Warhol, deux de ses sources d’inspiration, était de rendre l’art accessible à tout un.e chacun.e. Tee-shirts, affiches ou badges, reproductions industrielles de son œuvre, il considérait que c’était la possibilité pour tout le monde d’avoir une partie de lui. Dès 1983, il ouvrait d’ailleurs lui-même un pop shop vendant toutes ces déclinaisons au grand dam des collectionneurs qui voyaient par là même une perte de valeur de leurs investissements.
Aujourd’hui Bozar lui consacre une grande exposition, et on pouvait craindre que la muséification emprisonne la pulsion de vie de son œuvre. Mais l’institution évite le piège par une impressionnante disparité des pièces exposées, une vraie réflexion sur l’engagement de son art, et surtout une liberté de ne pas respecter de mortifère chronologie.
Keith Haring, né à Reading en Pennsylvanie (comme Warhol), s’installe dès 1977, alors qu’il n’a pas encore 20 ans, à New-York pour s’inscrire à la School of Visual Arts. À cette époque, la ville est déprimante, dangereuse, loin de la gentrification actuelle. Mais comme souvent dans les grandes métropoles, cette atmosphère fait naître une scène artistique novatrice, bigarrée, excentrique. Le jeune Keith, très rapidement, va entrer en contact avec tout ce que la big apple compte de plus underground.
Il étudie, il créé, il sort toutes les nuits. Tout participe du même mouvement émancipateur. Tout devient support à expression, à expérimentation. Il choure de façon plus ou moins légale de grandes bâches de chantier pour en faire les toiles de certaines de ses premières fresques. Il dessine à la craie dans le métro sur les feuilles de papier noir vierges utilisées pour recouvrir les publicités périmées (on parle de plusieurs milliers de dessin). Progressivement, notoriété montante oblige, les dessins se font de plus en plus rapidement voler, mais ce n’est pas grave, ils étaient aussi là pour rendre l’accessible au plus grand nombre.
Au-delà de la démarche volontariste de sortir l’art des galeries et autres musées, Haring, très vite, s’éloigne de la relative abstraction de ses débuts pour se frotter à son époque, pour devenir activiste dans sa pratique quotidienne. Il est de nombreuses causes, il fait des affiches pour les manifestations qu’il imprime lui-même avant de les distribuer. Anti-raciste convaincu, une de ses œuvres les plus marquantes est en soutien à Mandela et pour dénoncer l’apartheid.
Homosexuel, il prend aussi de plein fouet les années SIDA, et c’est sans surprise qu’il est aussi un militant des mouvements de défense des droits LGBT (le QI+ n’ont pas encore été rajoutés). Il n’hésite pas à accuser les pouvoirs publics de leurs négligences en matière de prévention, de soins de santé et de recherche.
Comme les luttes contre toutes les formes de discrimination sont toujours actuelles, même si elles sont totalement ancrées dans leur époque, ces œuvres ont encore la même acuité, la même pertinence.
Plus qu’une rétrospective chronologique qui n’aurait pas eu de sens pour un art aussi mouvant, aussi vivant, les commissaires de l’exposition ont privilégié une approche thématique. Évidemment, moi, en tant que chroniqueur musical, sa fréquentation et sa compréhension de la bouillonnante scène new-yorkaise des années 70/80 (de Madonna à Grace Jones en passant par Malcolm Mc Laren), la documentation des soirées dingue au Club 57 (situé dans le sous-sols d’une église) me font fantasmer, me donnent envie de remonter le temps.
Au fur et à mesure de l’expo, on comprend pourtant que la fête change, qu’elle mue. La joie et la positivité trop exclusivement associée à Haring est réductrice. Les angoisses, la critique du néo-libéralisme qui devient déjà sauvage, les inquiétudes concernant le nucléaire, ou la mort par les ravages du SIDA qui finira par l’emporter aussi sont également omniprésentes. Reagan et Bush Sr en prennent pour leur grade. Keith Haring qui malgré le succès ne s’est jamais coupé du monde, fait surgir cette violence dans son art. Commentateur social à la façon du hip-hop qu’il adorait et qui scandait souvent sa pratique et les événements qu’il organisait (Afrika Bambaata était notamment un DJ habitué à s’y produire), jamais il ne relâche la pression. Se sachant condamné par la maladie, il crée et vit dans une urgence hédoniste jusque dans les derniers moments de son existence.
Laurent Godichaux
Exposition Keith Haring au Bozar à voir jusqu’au 19 avril 2020.